
JURISPRUDENCE : La Cour de cassation censure l'approche excessivement restrictive de la circonstance aggravante de récidive adoptée par la Cour d'appel de Paris dans l'affaire du transport ferroviaire de marchandises, revient sur la réformation de la décision de l'Autorité tirée de l'absence d'abus de position dominante tenant à une pratique de prix d'éviction et renvoie l'affaire devant la Cour d'appel de Paris autrement composée
À la faveur d'un arrêt rendu le 22 novembre 2016, la Chambre commerciale de la Cour de cassation est venue invalider sur deux points essentiels l'arrêt rendu le 6 novembre 2014 dans l'affaire du fret ferroviaire aux termes duquel la Cour d'appel de Paris avait réformé partiellement la décision n° 12-D-25 du 18 décembre 2012, qualifiée par son auteur lui-même — l'Autorité de la concurrence — de « structurante pour le secteur du fret ferroviaire ».
On se souvient qu'en dépit de la constatation d'un abus de position dominante par la mise en œuvre d'une pratique de prix d'éviction, l'Autorité de la concurrence avait décidé de ne pas sanctionner pécuniairement la SNCF à ce titre. Estimant qu'il était dans l’intérêt du marché que la SNCF puisse demeurer un acteur essentiel et performant sur le marché du fret ferroviaire, qui présente un intérêt important pour les entreprises utilisatrices, et au-delà pour diverses politiques publiques (aménagement du territoire, préservation de l’environnement, etc.), l’Autorité s'était contentée d'enjoindre à la SNCF de mettre en place dans un délai de 18 mois, par étapes successives précises, une comptabilité analytique qui permettra d’identifier précisément les coûts supportés pour son activité de fret par train massif, afin de garantir que les prix des services de train massif qu’elle offre aux chargeurs couvriraient les coûts à horizon de trois ans. Les clients ayant un volume très important de marchandises à faire transporter utilisent le plus souvent les services de train massif, c’est-à-dire uniquement dédiés au transport de leurs propres marchandises (par opposition aux services de wagons isolés de différents chargeurs composant un même train).
On se souvient également que la Cour d'appel de Paris était venue réformer la décision n° 12-D-25 du 18 décembre 2012, s'agissant du grief n° 10 retenu par l'Autorité concernant l'abus de position dominante qu'aurait commis la SNCF sur le marché du transport ferroviaire par train massif en mettant en œuvre une politique tarifaire tendant à évincer ses concurrents aussi efficaces en pratiquant des prix inférieurs à ses coûts moyens incrémentaux de long terme. En substance, la Cour de Paris avait conclu qu’il n’était pas démontré que la SNCF avait abusé de la position dominante qu’elle détenait sur le marché du transport ferroviaire par train massif en mettant en œuvre une politique tarifaire tendant à évincer ses concurrents aussi efficaces en pratiquant des prix inférieurs à ses coûts moyens incrémentaux de long terme et, partant, que les conditions d’application des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce n'étaient pas réunies en l’espèce et qu’il n’y avait donc pas lieu, en l’absence d’éléments suffisamment probants, de qualifier les faits visés par le grief n° 10 d’infraction aux règles du droit de la concurrence. Par suite, ayant écarté la constatation d'une infraction tenant à la mise en œuvre d'une pratique de prix d'éviction, la Cour d'appel de Paris avait déclaré caduque l'injonction subséquente imposée par l'Autorité de couverture des coûts à l'horizon de trois ans.
Sur quoi l'Autorité de la concurrence et un opérateur alternatif, d'une part, et la SNCF, d'autre part, ont introduit chacun un pourvoi. Si la Chambre commerciale de la Cour de cassation fait droit à l'un des moyens de l'opérateur alternatif ainsi qu'à l'un des moyens de l'Autorité, elle rejette en revanche l'ensemble des moyens développés par la SNCF dans son pourvoi incident.
Le premier moyen accueilli par la Cour de cassation concerne la réformation opérée par la Cour d'appel de Paris de la décision de l'Autorité tirée de l'absence d'abus de position dominante tenant à une pratique de prix d'éviction.
En substance, dans son arrêt, la Cour d'appel avait contesté non seulement la constatation de l'Autorité selon laquelle, au cas d'espèce, le coût évitable moyen se confondait avec le coût incrémental de long terme, mais également les conséquences probatoires qu'il convenait d'en tirer. Relevant que le coût évitable moyen (CEM), qui vise les coûts qu’une entreprise peut éviter si elle renonce à concourir à l’obtention du contrat pour lequel l’éviction est alléguée, constitue un coût immédiatement évitable alors que le coût marginal moyen de long terme (CMMLT) vise lui les coûts susceptibles d’être évités à long terme si l’entreprise cesse totalement l’activité en cause et que la seule renonciation à concourir à un ou des contrats donnés de train massif ne pouvait donc s’assimiler à l’arrêt complet de cette activité, puisque dans la première hypothèse, l’activité devra en tout cas se poursuivre, avec les coûts y afférent, ne serait-ce que pour honorer les contrats en cours, la Cour de Paris avait fait siennes les objections de la SNCF selon lesquelles la confusion de ces deux seuils conduisait à faire disparaître la « zone grise » identifiée par la jurisprudence, de sorte que, dès lors qu’il n’y avait plus qu’un seul seuil, la pratique tarifaire de l’entreprise était soit licite, soit prédatrice, s’il ne l’était pas et qu'en revanche, il devenait impossible à l’entreprise de montrer qu’elle couvrirait au moins ses coûts évitables moyens. Ce faisant, la Cour de Paris contestait la définition des paramètres du test de coûts retenue par l'Autorité, à savoir le périmètre d’activité sur lequel le test portait, en l'occurrence l'activité de train massif dans son ensemble, d’une part, et l’horizon temporel pertinent à prendre en compte, à savoir trois ans en l'espèce, d’autre part. Ainsi, la Cour d'appel observait que retenir comme périmètre d’examen la globalité des trafics de train massif de la SNCF revenait non seulement à prendre en considération des coûts supportés sur des liaisons où l’offre de celle-ci n’était pas encore confrontée à une concurrence, mais surtout à éluder le fait que, sur certains trafics, elle pouvait effectivement supporter des coûts plus faibles et dès lors avoir un degré d’efficacité équivalent, voire supérieur, à celui de ses concurrents. En outre, elle relevait que l’Autorité, alors qu’elle a fait le choix de ne pas appliquer le test de coûts contrat par contrat en retenant une analyse fondée sur la globalité de l’activité de train massif, se référait néanmoins à la durée moyenne de ces mêmes contrats pour fixer l’horizon temporel de son test.
Pour censurer la Cour d'appel au visa des articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce, ensemble les articles L. 464-8 du code de commerce, 561 et 562 du code de procédure civile, ces derniers étant relatifs à l'effet dévolutif de l'appel, la Chambre commerciale de la Cour de cassation retient que la Cour de Paris ne pouvait pas, pour dire que la pratique de prix d'éviction n'était pas établie du chef de la SNCF, se contenter de critiquer le raisonnement suivi par l'Autorité en le confrontant au scénario alternatif invoqué par la SNCF. Parce que l'appel remet la chose jugée en question devant la juridiction d'appel pour qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit, la Cour d'appel de Paris aurait dû vérifier elle-même la licéité de la pratique tarifaire mise en œuvre par la SNCF dans le cadre de son activité de train massif, voire de renvoyer l'affaire pour instruction complémentaire si elle estimait ne pas disposer des éléments lui permettant d'effectuer le test de coût approprié.
Le second moyen accueilli par la Cour de cassation concerne la circonstance aggravante de réitération des pratiques.
Dans l'arrêt censurée, la Cour d'appel de Paris venait contredire l'analyse de l'Autorité sur la réitération et tout particulièrement sur la condition tenant à l’identité ou la similitude des pratiques. Dans sa décision, l'Autorité avait retenu qu'une précédente infraction aux règles de concurrence avait été constatée. En l'occurrence, la SNCF avait été condamnée dans la décision n° 09-D-06 pour plusieurs abus de position dominante, qu’elle n’avait pas contestés. En particulier, elle avait été condamnée en raison de pratiques discriminatoires visant à refuser l’accès des distributeurs de billets. Relevant que, dans la présente affaire, au titre du grief n° 4, la SNCF avait commis des abus de position dominante en publiant de façon incomplète la liste et les conditions d’accès aux cours de marchandises dont elle avait la propriété, ce qui avait eu pour effets, en retardant l’accès à ces infrastructures ferroviaires, d’évincer les concurrents sur le marché et de les empêcher d’offrir leurs services aux chargeurs de façon efficace, l'Autorité avait estimé que ces pratiques poursuivaient un effet anticoncurrentiel similaire, c’est-à-dire évincer des concurrents du marché en limitant de façon artificielle leur efficacité et leur attractivité pour les clients, à celui poursuivi par les abus de position dominante condamnés par la décision n° 09-D-06.
Considérant en revanche, que la réitération, circonstance aggravante qui ne peut faire l’objet d’une interprétation extensive, impliquait que les pratiques doivent être identiques ou similaires, par leur objet ou leur effet, à celles ayant donné lieu au précédent constat d’infraction, la Cour d'appel, adoptant une approche pour le moins restrictive de réitération des pratiques, avait estimé que les pratiques d’abus de position dominante imputées à la SNCF dans la présente affaire, qui ont consisté à publier, de manière tardive et incomplète, la liste de ses cours de marchandises dans le DRR en protégeant sa position dominante de l’entreprise sur le marché des services ferroviaires de marchandises par train massif, ne pouvaient être qualifiées d’identiques ou similaires, par leur objet ou leur effet, à celles ayant donné lieu au précédent constat d’infraction qui consistaient dans des pratiques discriminatoires visant à refuser l’accès des distributeurs de billets qui lui faisaient concurrence sur le marché, aux fonctionnalités techniques dont elle était propriétaire (Billet Imprimé, Offres Dernière Minutes et iDTGV) afin, en substance, de favoriser son site Internet marchand au détriment de ses concurrents, et ainsi d’évincer du marché des services de la distribution de billets de train, et à tout le moins du canal de distribution par Internet, des concurrents aussi efficaces. Ce faisant, la Cour de Paris avait exigé sinon une identité des marchés de produits, du moins une totale identité des pratiques.
À la faveur du présent arrêt, la Chambre commerciale de la Cour de cassation vient censurer cette approche excessivement restrictive de la récidive : en statuant ainsi, après avoir constaté que les pratiques d'abus de position dominante imputées à la SNCF au titre du grief n° 4 tendaient à restreindre l'accès des autres entreprises ferroviaires à ses cours de marchandises, dont elles avaient besoin pour se développer sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif, et à rehausser les barrières à l'entrée sur ce marché, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article L. 464-2 du code de commerce. Les deux pratiques successivement opérées par la SNCF, bien que différentes dans leur conception comme dans leur mise en œuvre, poursuivaient une finalité identique ou similaire et constituaient toutes deux une pratique tendant à l'éviction des concurrents. ce faisant, la première devait être prise en compte au titre de la récidive.
Pour le reste, la Chambre commerciale de la Cour de cassation rejette l'intégralité du pourvoi incident de la SNCF.
Elle estime d'abord que l'Autorité de la concurrence était compétente pour connaître de l'utilisation — et non de la détention — faite par la SNCF d'informations confidentielles, à des fins commerciales, dans le cadre de l'activité d'entreprise ferroviaire de la SNCF, en ce que cette utilisation n'intervient pas dans l'exercice de la mission de service public ni ne met en œuvre des prérogatives de puissance publique.
Par ailleurs, elle confirme l'existence d'une position dominante de la SNCF sur le marché des services de train massif, estimant que, compte tenu des diverses constatations opérées, la Cour d'appel n'était pas tenue de procéder à une recherche, ni de répondre à une argumentation relative à la pression concurrentielle exercée par les opérateurs alternatifs qui présentaient toutes des coûts de production très inférieurs à ceux de la SNCF (- 15 % à - 30 %).
La Chambre commerciale de la Cour de cassation conforte encore la pratique consistant à infliger une seule sanction au titre de plusieurs infractions, nonobstant les différences relatives à leur durée, leur gravité ou les dommages qui en résultent, eu égard à l'identité ou à la connexité des secteurs ou des marchés en cause et à l'objet général des pratiques, dès lors que ces dernières étaient toutes de nature à produire un effet d'éviction sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif et qu'elles avaient concouru, chacune à sa manière, à maintenir, voire à renforcer, la position dominante de l'opérateur historique sur ce marché. Pour les mêmes raisons, la Cour d'appel a pu valider la prise en compte par l'Autorité de la valeur des ventes sur ce marché comme assiette unique du montant de base de la sanction. La Cour de cassation estime en outre que la Cour d'appel a apprécié de façon concrète le dommage causé à l'économie sans en présumer l'existence. Enfin, elle approuve la Cour de Paris d'avoir examiné les facultés contributives au niveau de l'entreprise SNCF et non au niveau de sa division fret, dès lors que cette division de la SNCF était dépourvue de personnalité morale et que les pratiques visées avaient, de ce fait, été imputées à la SNCF.
Au final, le présent arrêt remet la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt, du moins en ce qu'il dit qu'il n'est pas établi que la SNCF a pratiqué des prix d'éviction sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif, en ce qu'il constate que l'injonction ordonnée est devenue sans objet, en ce qu'il écarte la circonstance aggravante tirée de la réitération et en ce qu'il inflige en conséquence à la SNCF une sanction pécuniaire de 48 195 000 euros, et en ce qu'il dit que les mentions concernant les prix d'éviction ainsi que l'injonction devront être supprimées du résumé de la décision effectué aux fins de publication et que le nouveau montant de la sanction devra se substituer au montant initial, et, ce faisant, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.
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