PROJET DE LOI SUR LA PROTECTION DES DONNÉES : Le Sénat adopte un amendement interdisant l’abus de position dominante consistant à lier l’installation d’un moteur de recherche et la vente d’un smartphone
Fayrouze Masmi Dazi, du cabinet Artemont, me signale (qu’elle en soit ici remerciée) l’adoption par le Sénat le 20 mars 2018, lors de la discussion en première lecture du projet de loi relatif à la protection des données personnelles, d’un amendement dont le moins que l’on puisse dire est que le lien avec la protection des données n’apparaît pas à l’évidence. Qu’on en juge plutôt…
L’amendement n° 78 rectifié, présenté par Mme Morin-Desailly et plusieurs de ses collègues sénateurs, adopté en séance contre l’avis du Gouvernement, vise à prohiber les abus de position dominante ayant pour effet d’imposer au consommateur d’acheter des matériels informatiques dotés dès l’achat d’applications et de services, du fait de la position dominante des éditeurs de ces applications et services vis-à-vis des fabricants.
Il s’agit donc plus précisément d’insérer après l’article L. 420-2-2 du code de commerce un article L. 420-2-3 ainsi rédigé : « Art. L. 420-2-3. – Est prohibée, lorsqu’elle tend à limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché des services de communication au public en ligne ayant pour objet ou pour effet de subordonner de façon substantielle sur le marché des équipements terminaux la vente d’un tel équipement à l’achat concomitant d’un tel service. »
En fait, il semble que ce soit principalement Google et son moteur de recherche préinstallé sur les téléphones Androïd qui soient dans le collimateur des sénateurs. En revanche, et si ce qui est visé est bien l’abus du fait de la position dominante des éditeurs de ces applications et services vis-à-vis des fabricants, il semble qu’Apple, qui, intégré verticalement, fabrique ses propres terminaux, ne soit pas directement concerné. Du reste, lors de la séance publique du 20 mars 2018, l’un des auteurs de l’amendement, Loïc Hervé, a expliqué que ces moteurs de recherche sont ainsi préinstallés sur les téléphones et leur désinstallation rendue quasi impossible. « Essayez de le faire vous-même sur votre téléphone ou votre smartphone ! La plupart de ces appareils commercialisés en France et en Europe sont en effet équipés d’un système d’exploitation mobile qui impose le même moteur de recherche — Google pour ne pas le citer. C’est une obligation faite à l’ensemble des utilisateurs ».
En premier lieu, on peut se demander si l’introduction d’une telle disposition dans le code de commerce est bien utile et si le libellé de l’article L. 420-2 du code de commerce, dans sa généralité, n’est pas déjà amplement suffisant pour appréhender, le cas échéant, ce type de comportement. C’est si vrai que la Commission européenne a adressé le 20 avril 2016 à Google et à sa société mère, Alphabet, une communication des griefs sur le fondement de l’article 102 TFUE, sur la rédaction duquel est précisément calqué notre article L. 420-2. Elle y informait Google de sa conclusion préliminaire selon laquelle, en violation des règles de concurrence de l’UE, l’entreprise avait abusé de sa position dominante en imposant des restrictions aux fabricants d'appareils Android et aux opérateurs de réseaux mobiles. Selon les conclusions préliminaires de la Commission, la pré-installation de Google Search comme moteur de recherche par défaut sur la plupart des appareils Android vendus en Europe aurait pour but de préserver et de renforcer sa position dominante dans la recherche générale sur Internet. Mais, pour faire écho aux interrogations d’un Nicolas Petit, existaient-ils en 2016 et existent-ils aujourd’hui des concurrents menaçant Google sur ce marché de la recherche en ligne ? Par ailleurs, quid des effets de réseaux, qui suffisent à rendre cette position incontestable ? Le moins que l'on puisse dire à cet égard est que le caractère délétère de cette pratique sur la concurrence est loin d’être évident, compte tenu de la part de marché déjà occupée par Google Search sur les terminaux mobiles comme sur le reste des supports numériques, mais aussi de l'évolution des connaissances des internautes ces dernières années et la capacité, désormais largement partagée, de remplacer une apps ou un logiciel pré-installé par défaut sur un système d'exploitation. À cet égard, on peut s'interroger sur le point de savoir s'il n'existe pas dans le monde réel un contrefactuel sur le marché avec la plateforme concurrente — Apple, pour ne pas la citer — qui installe par défaut Safari et son moteur de recherche, mais qui permet au consommateur d'installer sans difficulté majeure d'autres navigateurs et moteurs de recherche comme Chrome et Google Search... Il serait ainsi intéressant de savoir quelle est la proportion d'utilisateurs d'iPhone et d'iPad qui ont téléchargé sur l'Appstore les applications Chrome et Google Search… Dès lors, et contrairement à ce que soutient le sénateur Hervé, il ne nous semble pas particulièrement problématique, en 2018 qu’un navigateur, un moteur de recherche ou une application de cartographie soient pré-installées sur un terminal mobile, du moment que le consommateur dispose par ailleurs d’une vaste boutique d’apps lui permettant, sinon de remplacer, du moins d’installer sur son smartphone des apps concurrentes aux apps préinstallée…
En second lieu, on peut se demander si, en tout état de cause, la présente disposition n’est pas promise, le cas échéant, à une censure du Conseil constitutionnel. Il résulte en effet de la combinaison de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, du premier alinéa des articles 34 et 39 de la Constitution, ainsi que de ses articles 40, 41, 44, 45, 47 et 47-1, que si le droit d'amendement qui appartient aux membres du Parlement et au Gouvernement doit pouvoir s'exercer pleinement au cours de la première lecture des projets et des propositions de loi par chacune des deux assemblées, c’est sous réserve des règles de recevabilité, et notamment celle tenant à la nécessité, pour un amendement, de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis.
Au cas d’espèce, le présent projet de loi relatif à la protection des données personnelles a essentiellement pour objet d’assurer la mise en conformité de notre droit national avec les nouvelles exigences issues du « paquet européen de protection des données » adopté par le Parlement européen et le Conseil le 27 avril 2016, et principalement l’exigence de garantir le consentement du consommateur au traitement des données le concernant. Or, on ne perçoit pas très bien en quoi le dispositif proposé, qui a pour objet d’interdire le bundle entre terminal mobile et apps a le moindre rapport avec la protection des données. Certes, le sénateur Hervé soutient qu’il s’agit, en interdisant le Bundle, de garantir aux utilisateurs d’un terminal le choix d’un service équivalent, offrant de meilleures garanties quant à la protection des données personnelles. Mais, outre le fait que ce choix existe déjà en pratique et que l’interdiction du bundle n’aura vraisemblablement que fort peu d’incidence sur le structure du marché tant les effets de réseaux y sont puissants, il est clair que toutes questions qui touchent de près ou de loin l’économie d’internet peut, à ce compte-là, avoir une incidence même minime sur la question très générale de la protection des données. Toutefois, dans la discussion du présent projet de loi, c’est plus précisément de l’exigence d’un consentement du consommateur au traitement des données dont il s’agit.
Il faut souhaiter à présent que cet amendement, qui nous semble aussi inutile que hors sujet, soit écarté par la Commission mixte paritaire désormais appelée à se prononcer.
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